6000.
Carnet de voyage.
Extrait du premier chapitre du prochain livre de Damien, à propos d’un tour de France à vélo
des plus beaux sites naturels et écosystèmes. 6000 kilomètres pour sensibiliser au vivant par la douceur du voyage à vélo.
Playlist de lecture.
Au Port du Collet, je basculais dans un nouveau paradigme.
Le ruisseau du Falleron courait jusqu’à la baie des Moutiers-en-Retz en bousculant à peine les bateaux de pêche au mouillage. Ici avait jadis résonné une autre histoire. Celle de marins et pêcheurs dont la vie avait été rythmée par les marées, la criée, les drames en mer et le réconfort des retours à terre. Dans les photos en noir et blanc de ces visages aujourd’hui disparus parsemant la jetée, il y avait quelque chose de vivant. Un message silencieux, du passé au présent, de la mort à la vie. J’entrais en Loire-Atlantique par l’écheveau de son histoire : j’y trouvais là les premiers accents de cette Bretagne qui m’appelait depuis le sud.
Sur les panneaux indicatifs d’entrée des communes avait été apposée la mention « Bretagne » au-dessus du nom du village : le ton était donné. Des menhirs pointaient dans l’arrière-pays, triangulaient la cartographie des rivages et des campagnes. Il fallait néanmoins attendre Pornic pour trouver dans les paysages des tonalités celtes. Celles des côtes découpées dans le roc brun, balayées par les vagues les jours de tempête. Des pêcheries s’accrochaient au faîte des falaises, surplombant l’horizon bleu. Ces panoramas s’étendaient jusqu’à la Pointe Saint-Gildas où les ombres du Lancastria* semblaient encore flotter dans l’air : sous les eaux aujourd’hui assoupies de la baie de Bourgneuf dormaient des épaves dévorées par la rouille et la mélancolie. A la surface, la lumière du jour miroitait dans les ondulations du ressac.

« Combien de paquets je vous mets ? », me demanda la vendeuse.
« Un seul suffira, merci. », répondis-je.
« Vous n’êtes pas bien gourmand ! », me dit-elle, avec malice.
« C’est que je n’ai pas beaucoup de place. », avouais-je, en souriant.
Ainsi, dans les parfums de l’enfance des galettes Saint-Michel, je quittais l’Atlantique. La Loire s’étendait, au-delà du serpent de mer de Saint-Brevin-les-Pins et des anses et forêts qui marquaient le territoire de la cité, posée entre estuaire et océan. Je laissais la furie des embruns pour le calme des canaux et des haies fleuries. Corsept, Paimboeuf, Frossay, autant de petits villages qui remontaient le fil des eaux jusqu’à Nantes, dans la beauté singulière des bourgs lovés sur le lit des fleuves. La campagne adoucissait le voyage, déployait ses trésors et ses petits ports, soulevés et redéposés au gré des marées. Les lignes fuyaient pourtant vers la ville. Les premiers échos de la cité pavaient les perspectives : mais je demeurais, pour quelques kilomètres encore, dans l’étreinte des plaines vertes et des oiseaux migrateurs, qui faisaient souvent étape dans ces zones humides, préservées du bruit du monde.
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Je traversais la Loire à Couëron, bercé par les lents remous du bac. J’évitais ainsi les grands axes routiers par lesquels les automobilistes se déversaient dans les beaux quartiers nantais. J’avais décidé de fuir les grands centres-villes. De tourner le dos au mouvement incessant des métropoles. J’aspirais au calme des grands espaces. Aussi, après un rapide passage au Château des Ducs de Bretagne, je m’échappais rapidement vers le nord, afin de me fondre à nouveau dans le lent défilé des nuages, le long des eaux moirées de l’Erdre et du canal de Nantes à Brest, dont j’épousais les courbes lascives sitôt l’écluse de Quiheix franchie. Après les longues côtes de l’Atlantique, le sel des marais, le parfum des ports et le vert profond des océans, j’entrais ici dans un nouveau royaume : celui des écluses et des chalands.

Le Canal de Nantes à Brest avait suivi un itinéraire historique tumultueux.
Du XVIème siècle à Napoléon, les projets de voies de navigation intérieure en Bretagne avaient été légions : peu d’entre eux avaient cependant abouti. Ce furent les Anglais et le blocus de Brest qui forcèrent la main au futur empereur, alors consul : il fallait pouvoir rallier les arsenaux de Brest et Lorient par l’arrière-pays, depuis Nantes et Saint-Malo. Dévolu par la suite au fret jusqu’au développement du chemin de fer, le canal eut un bref âge d’or : l’idée de transporter denrées et marchandises par voie maritime perdit peu à peu de sa superbe et la dernière péniche débarqua sa cargaison en 1928. Par la suite, il devint un axe touristique et un repère de choix pour les promeneurs, pêcheurs et autres plaisanciers. Jusqu’à la création de pistes cyclables sur les anciens chemins de halage : la Vélodyssée était née. Je battais ainsi les berges du canal à la lumière du jour et me réfugiais dans les campements en retrait, à la nuit tombée. J’aimais les contrastes de ces journées en plein soleil et ces soirées souvent solitaires, emmitouflé dans la chaleur sommaire de ma tente. Il y avait un réconfort à vivre au grand air des heures durant, pleinement offert aux chaos de la piste, des éléments et se réchauffer le soir venu au-dessus d’un bol fumant des saveurs d’un plat chaud. Je croisais d’autres voyageurs à vélo : les nuits plus froides de la fin d’été nous invitaient à rejoindre promptement nos abris de fortune, mettant prématurément un terme aux discussions. Mais, il y avait toujours cette complicité discrète, que je discernais jusque dans les salutations les plus réservées. La piste était belle, les villages épars et le voyage prenait une allure nouvelle : j’allais redécouvrir le plaisir de prendre le temps.
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Je passais en terres bretonnes à Redon, franchissant la Vilaine par le pont Saint-Nicolas. J’avais décidé de laisser à d’autres voyages l’exploration des côtes fouettées par les tempêtes pour découvrir la Bretagne des druides. J’avais hâte de me laisser happer. De plonger dans la douceur des légendes celtiques, tapies au fond des clairières, blotties au creux des menhirs. Et d’y capter peut-être un écho à mes propres racines, celui des mythologies basques. Mais pour l’heure, l’échappée se tenait toujours le long de la ligne bleue tendue par le Canal de Nantes à Brest, cinglée par un vent contraire qui ne semblait faiblir que dans l’alcôve des peupliers.

Là où jusqu’ici, le riverain de la Loire et des canaux semblait marquer un certain détachement dans les salutations qu’il offrait aux vagabonds dans mon genre, le breton adressait le plus souvent un salut franc et enjoué : peut-être était-ce la poussière des chemins blancs et le fatras disparate accrochés à ma bicyclette qui attiraient immanquablement la sympathie des autochtones. Ces sourires, aussi brefs que fugaces, parsemaient mes journées de touches amicales. Elles donnaient aux bourrasques une chaleur humaine bienvenue, dans la solitude de mes journées à pédaler au vent.
– « On m’a déjà posé deux stents. J’en attends un troisième mais, ils ne sont pas encore sûrs de pouvoir m’opérer à nouveau. », me confessait ainsi un volubile retraité à vélo qui, d’emblée après les salutations d’usage me conta par le menu ses soucis de santé. Je trouvais cela à la fois surprenant de pouvoir ainsi parler de soi avec tant d’aisance à un parfait inconnu et me délectais dans le même temps de cette bonhomie avenante, stimulée par le seul fait que nous chevauchions tous deux à bicyclette.
Mille raisons de marcher vers Compostelle
M’arrêter aux tables des restaurants pour savourer les plats traditionnels d’un terroir ne m’avait jamais été une passion dévorante, durant mes voyages à vélo. J’aimais en revanche écumer les boulangeries sur ma route pour y goûter les créations locales. La Bretagne sut instantanément me régaler : kouign-amann, far breton, crêpes au caramel au beurre salé, galettes et autres palets, mes pauses devenaient une longue suite d’instants gourmands. Moi qui imaginais depuis longtemps que la cuisine du quotidien était le reflet de celles et ceux qui la préparaient, je découvrais une contrée bretonne généreuse dans ses goûts, ses mariages de saveurs et ses textures. Et qui, en prime, me donnait l’allant nécessaire pour battre la campagne et avaler sans faiblir la centaine de kilomètres journaliers.
Dans cette Bretagne profonde, errant au gré d’anciennes voies ferrées désormais dévouées aux amateurs de la petite reine, j’allais de clocher en clocher, égrenant les villages de l’arrière-pays comme un chapelet. Pourtant, nulle religion ici : seule celle du voyage importait et rythmait mes journées. La campagne était belle. Les orties se pavanaient sur mon passage à l’ombre du chemin, les champs de blé jaunis par le soleil attendaient la moisson et les arbres laissaient chanter leurs cimes au gré des vents. Il y avait du Michelet dans ces paysages entre terre et mer. Un Michelet certes égaré, loin de sa Corrèze natale, mais qui aurait sûrement aimé promener son regard de poète de l’épopée paysanne sur ces terres gorgées d’histoire, parquées de bocages. A me perdre ainsi le long des canaux et dans les forêts celtes, j’entrevoyais soudain mon voyage différemment. Je sentais qu’il me fallait ralentir, profiter de l’instant au lieu d’aller de l’avant, tambour battant. J’aspirais à m’imprégner de tout ce que je vivais et traversais alors. De respirer les lieux. De ressentir les ambiances au lieu de pédaler après le temps, dans des journées de cavalcade effrénée. La Bretagne me soufflait tendrement à l’oreille cet enseignement : me laisser porter par la rêverie et le voyage en lui-même. Un secret peut-être laissé au creux d’une clairière par un vieux druide, quelques siècles plus tôt.

Je quittais le canal de Nantes à Brest peu après Malestroit : je remontais la Bretagne du sud ou nord, longeant la belle forêt de Brocéliande. J’y perçus la magie que j’étais venue chercher. Je ne m’attardais pourtant pas : je pris seulement rendez-vous pour plus tard, quand la forêt aurait retrouvé son calme et son silence, à l’automne. A Évran, je retrouvai un autre canal : celui d’Ille-et-Rance. Il était réputé pour abriter l’une des plus belles voies cyclables de la région. Je passais la nuit sur une aire naturelle de bivouac, créée par la commune. La chose était singulière : certaines municipalités locales mettaient gracieusement à disposition des voyageurs à vélo, pied et cheval des zones de bivouac. Certaines dotées d’un luxe insensé : des sanitaires et des douches. La Bretagne était décidément un lieu à part.
Je fondis ensuite vers Dinan, perchée sur sa butte, dominant la plaine de son château. Puis vinrent l’estuaire de la Rance et les derniers villages avant Saint-Malo, cachés au creux des collines dominant la baie. Le temps menaçait et l’orage semblait gronder au loin. La mer s’était parée de ses teintes uniformes et métalliques, quand la pluie et la brume maritime drapent les paysages et les ports de leurs voiles cendrées. Je touchais la Manche par la Môle des Noires, longue digue que la vieille ville, cachée derrière ses fortifications, pointait vers la mer. Au loin, le Fort du Petit Bé dressait sa rotonde dans le brouillard marin ; à ses côtés, forme diffuse, le Grand Bé.
Ainsi, au pied des remparts de la cité malouine, dans la bruine persistante d’une journée d’été, j’actai l’épilogue du premier chapitre de mon aventure. J’avais lié l’Atlantique à la Manche.
Quelques chiffres à propos
de cette aventure sur le Chemin de Compostelle
900
kilomètres
parcourus.
35
journées
de marche.
4
langues
parlées.
62
pages remplies
sur mon carnet.
1930
photographies
prises en chemin.
1
intoxication
alimentaire.
Parutions.
Certaines de ces photographies et ce récit à propos du Chemin de Compostelle ont été publiés dans la revue de voyage « Bouts du monde », dans le numéro 28 du magazine. Victime de son succès, ce numéro est désormais épuisé et indisponible.
Une édition consacrée aux grandes aventures et pèlerinages, de ceux qui se font plus dans la vagabonderie des grands espaces que dans le cadre exigu des églises et autres temples.
