Le Transcanadien (ou Canadian).
Carnet de voyage.
Des berges des grands lacs à Toronto jusqu’aux rives argentées du Pacifique, en passant par les Rocheuses, récit et photographies de l’un des plus beaux voyages en train avec le Transcanadien, à travers le second plus grand pays du monde : le Canada.
Playlist de lecture.
Deux heures du matin.
Je marche le long d’un quai sans fin, dans l’odeur chaude et humide d’une nuit d’été. Le tumulte de la ville me paraît sourd et lointain. Quelques étoiles scintillent dans le ciel. Il fait nuit noire.
Autour de moi, des gens pressés déambulent ou marchent d’un pas rapide, au milieu d’un ballet confus de valises et de sacs à dos. Une voix résonne dans les haut-parleurs. Les visages sont fermés, les regards fatigués. Pourtant, certains semblent furtivement traversés par une lueur d’émerveillement. Cet éclat si particulier qui appartient aux rêves éveillés. Une réminiscence qui doit sûrement briller au fond de mes yeux, à l’heure où je cherche la voiture 7, sur le quai de l’Union Station de Toronto, à plus de six mille kilomètres de chez moi.
Il est deux heures du matin et j’embarque sur le Transcanadien.

Quatre journées m’attendent, autant d’heures où je vais pouvoir contempler le Canada par la lucarne exiguë et pourtant immense de mon compartiment. Quatre jours pour traverser le second plus grand pays du monde, de Toronto à Vancouver, en parcourant pas moins de cinq provinces et trois fuseaux horaires, pour enfin frôler de mes doigts la surface vivante de l’océan Pacifique. Un rêve d’enfant, devenu grand.
Voiture 7. Je gravis les marches qui mènent au wagon et gagne ma place, sans savoir à quoi m’attendre. De nouveau, j’en suis à me demander quelle force nous pousse parfois sur les routes de l’aventure, à la place du confort illusoire de nos quotidiens modernes. A tomber le masque des habitudes pour embrasser de nouveaux horizons, aussi incertains soient-ils. Il reste qu’au moment de fermer les yeux pour dormir quelques heures, bercé par le roulis du train, il n’est nulle autre place sur Terre où j’aimerais être, qu’assis sur ce siège du Canadian.
J’ouvre les yeux au petit matin, sur des lacs bleus à perte de vue, bordées de forêts impénétrables, colorées d’un vert profond. La nature préservée et sauvage de l’Ontario s’offre sans discontinuer au regard du voyageur. Parfois, un petit village ou un hameau perdu au milieu de nulle part vient rompre le charme contemplatif de ces étendues infinies, qui défient l’imagination par leur simple grandeur. Une autre fois, c’est un paquebot à quai sur les bords d’un immense lac qui capte soudainement l’attention avant de disparaître par le montant de la fenêtre, comme s’il n’avait été qu’une apparition parmi d’autres.

La vie reprend peu à peu ses droits au fil des heures, dans l’intimité partagée des wagons : chacun s’éveille à son rythme et vaque à des occupations diverses et variées. De timides conversations naissent, ici et là. Les uns ont le regard perdu dans les reflets des fenêtres, que ce soit dans leur compartiment ou dans l’une des voitures panoramiques. D’autres sont absorbés par un film quand certains éprouvent, de bon matin, le besoin d’un brin de toilette. Chacun est libre d’organiser sa journée à bord comme il l’entend, de partager avec d’autres ces quelques heures loin de tout ou d’en profiter pour se retrouver, seul(e) au fond de son siège. L’anglais, le français et la contemplation sont les trois principales langues parlées dans les coursives du Transcanadien : les deux premières pour échanger, la dernière pour s’évader. D’ailleurs, qui ne sait laisser ses mots s’assoupir dans un étui de silence n’a pas vraiment sa place, à bord.
Une épopée moderne en train, au fil du Canada.
Il y a déjà des gens attablés ou assis au comptoir du wagon-bar, alors que je le traverse pour partir à l’exploration de ce long chapelet de voitures : je n’ai pu le voir lors du départ de Toronto, mais le Transcanadien comporte des dizaines de wagons et en comptera plus d’une trentaine à l’apogée de son voyage, dans les Rocheuses canadiennes. Une longue ligne grise et étincelante, tractée par deux locomotives surpuissantes, qui ne sont pas sans rappeler les lointaines heures de gloire des sociétés nationales de chemins de fer. Malgré cela, l’allure moyenne du convoi, estimée à 70 kilomètres à l’heure, laisse aux pupilles dilatées le temps de flâner et de se poser avec douceur sur ce Canada que l’on ne connaît que par les photographies de magazine : celui des horizons infinis.
Si le premier jour du voyage permet de traverser les longues étendues bleutées et boisées de l’Ontario, déjà, aux premières heures du second, les paysages ont changé : se découvrent alors les plaines du Manitoba et bientôt, les prairies du Saskatchewan. Couleurs multiples et chatoyantes, diagonales fleuries qui se perdent au loin et qui sont autant d’invitations à parcourir le monde tout en fermant parfois les yeux, afin de parcourir le sien. De temps à autres, une route ou une piste fendent l’heureuse monotonie de cette succession de landes quand d’autres fois, une ville surgit soudainement de nulle part. Autant de lieux où l’homme semble avoir négocié quelques passe-droits avec son milieu naturel, afin de s’établir et de vivre. Mais rapidement, alors que le Transcanadien s’ébranle et repart, les premiers sous-bois attestent que cet immense pays, qui ne compte en moyenne que 3 habitants au kilomètre carré, à un souverain bien plus puissant que la reine d’Angleterre : la nature sauvage.

Winnipeg. « Une heure d’arrêt à Winnipeg. Merci de ne pas trop vous éloigner du train ! », résonne dans les couloirs du Transcanadien. Le trajet est ponctué de ces haltes brèves, comme pour reconnecter temporairement au monde. Ou simplement parvenir à destination et descendre. On discute sur le quai, des groupes se créent. Certains fument hâtivement quelques cigarettes, d’autres partent explorer les alentours. C’est aussi l’occasion de rencontrer des personnes venues de toutes latitudes, comme cette famille amish en voyage qui descendra finalement à Saskatoon ou Emma, chanteuse folk accompagnée de sa guitare, qui jouera chaque jour dans le train afin de payer son billet, avant de rejoindre un festival de musique folk quelque part dans les vastes plaines du Saskatchewan.
Pourtant, très vite, lors de ces haltes, le bruit de la vie moderne frappe mon oreille de plein fouet et des milliers de signaux envahissent mon iris, déjà habitué au calme de ce voyage hors du temps et au chant des traverses. A chaque halte, à peine sur le parvis de la gare, je suis déjà pressé de remonter dans le train et reprendre la place qui est la mienne, à bord d’une aventure hors du temps, à la périphérie du monde.
Et soudain, la magie des Rocheuses canadiennes.
Et puis, au troisième jour, l’attente imperceptible qui régnait à bord se mue soudainement en admiration béate lorsque apparaissent au loin, les premières cimes élancées et sombres des Rocheuses canadiennes. Les Rocky mountains.
Les paysages changent peu à peu, le rythme du train semble ralentir, comme pour retarder son entrée dans cet écrin naturel rempli de poésie minérale, d’où semblent ressurgir les pages écornées d’un vieux Jack London. La voie se resserre, entravée par les flancs montagneux masquant la vue et aiguisant les sens. Le convoi empreinte des ponts vertigineux sous lesquels courent des rivières tumultueuses. Et soudain, au détour d’un virage s’ouvre un panorama immense, sur les premières grèves du parc national de Jasper. Peu de mots sauraient rendre vivante et réelle la beauté saisissante des Rocheuses canadiennes, de leurs lacs aux eaux turquoises à leurs forêts sombres qui semblent vouloir cacher à l’œil trop insistant l’accès de ces montagnes d’une majesté impériale, aux crêtes taillées au ciseau par des géants, aussi impressionnantes que les créneaux d’une muraille impénétrable. Tels des fantômes, les arbres entourant le tracé du Transcanadien défilent à une allure vertigineuse comparée à l’image pétrifiée de grandeur que renvoient ces montagnes coiffées de neiges éternelles à leurs sommets. Après les images douces et suaves qui s’échappaient des plaines de l’Alberta, de ces collines verdoyantes et ces lits de fleurs sur lesquels le regard se couchait pour mieux rêver, succède la beauté sauvage et inaccessible de ces montagnes qui imprègnent le voyageur d’un sentiment étrange jusqu’au terme de son voyage. Comme déconnecté du reste du monde contemporain.

Quelques heures plus tard, le train roule dans les faubourgs de Vancouver. L’impression d’immensité sauvage persiste, pourtant. Comme une brume que les premiers buildings et les parfums particuliers de la capitale de la Colombie britannique ne sauraient dissiper. Un mouvement fantôme imprègne encore mes pas, comme un roulis imaginaire, au moment où je descends du Canadian et me mêle à la foule des voyageurs.
Pour devenir à nouveau un inconnu parmi d’autres, sur les quais de la Pacific Central.
Les voyages en train ont une dimension particulière, qui donne à la course du temps une couleur nouvelle : vivre plusieurs jours dans un espace clos pourtant en mouvement permet de retrouver le fil de sa vie et de la voir s’écouler à un rythme plus juste. Plus naturel. Épopée atypique, rythmée par le chant discret de ces milliers de rails et traverses avalés, la traversée du Canada à bord du train n°1 de la Via Rail Canada ressemble à une longue lettre écrite à la vie et au temps qui passe. Les heures qui s’écoulent possèdent le goût particulier des moments qui se chargent de souvenirs à l’instant même où on les vit. Les paysages apparaissent, s’estompent et se renouvellent inlassablement par le carreau de la vitre. Ils invitent le voyageur à prendre enfin le temps de voir ce dernier défiler, comme le sable que l’on tient dans la paume de sa main et que l’on regarde s’échapper en traits fins le long des doigts, pour rejoindre l’immensité du monde.
Et dans la contemplation de ces ailleurs que l’on ne foulera de ses yeux apparaît peu à peu une magie presque intemporelle, une mélodie unique et nouvelle : celle de sa propre vie, retrouvée.
Quelques chiffres à propos
de la traversée du Canada avec le Canadian.
4300
kilomètres
parcourus.
4
journées
de voyage.
3
fuseaux horaires
traversés.
2
langues
parlées.
3
petits-déjeuners
continentaux.
XX
heures
d’émerveillement.
